lundi 10 décembre 2012

Kof Youd.

Kof Youd*, l'amateur de farine.

C'était avant la Grande Révolution dans une petite vallée bretonne. Depuis ses sources, dans les landes humides et tourbières du plateau, jusqu'à sa confluence avec l'Aber, une demi-douzaine de moulins rompaient le calme avec mesure. Chaque chaussée-digue servant aussi de point de franchissement de la combe, les passants contribuaient avec la pratique à l'animation quotidienne. Toutes les "rivières"*, assidûment entretenues, soignées et exploitées comme prés d'embouche ou prairies de fauche, étaient fréquentées.

Deux moulins connaissaient une activité particulière, car les vassaux des seigneurs des lieux constituaient une clientèle "détreignable"* plus nombreuse. Leurs meuniers étaient donc mieux nantis grâce à des droits de "moulte"* plus conséquents. Ce n'est pas hasard si ces deux moulins ont continué de moudre très longtemps après la ruine des autres. L'un des deux surclassant inévitablement son rival, a été ensuite admis dans le cercle nouveau et restreint des minoteries. Ces deux moulins étaient reliés par un chemin mauvais qui longeait le bief établi pour alimenter le petit étang du second moulin, peu distant. Ce bief deviendra au fil du temps le cours principal du ruisseau, sauf en sitation de crue. Le creux naturel de la vallée reçoit alors de nouveau le plus gros du débit.

Cette période d'avant la Révolution connaissait des saisons particulièrement rudes pour les journaliers et les mendiants notamment. Ces deux catégories étaient interchangeables selon les fluctuations économiques et les caprices du climat. Les céréales, à l'exception du froment, constituaient la base et l'essentiel de l'alimentation sous forme de bouillie, galettes et pain ; la viande n'était guère à la portée des petites gens. La paroisse en question était largement pourvue de mauvaises terres marécageuses ou froides* et de nombreux habitants tiraient le diable par la queue.

Il advint qu'un mendiant sans feu ni lieu, ni patronyme, se mit à arpenter journellement la portion de chemin dont je vous parle. Il apostrophait les passants qui d'évidence avaient rendu visite aux meuniers, débitant invariablement la même petite phrase rituelle : "Doue d'gaoud tru, pefe ket 'n tammik bleut 'vid din ?"*1. Comme tout le monde n'avait pas le coeur sec , malgré la dureté de la vie, il survécut.

Et comme pour démentir l'opinion de certains recteurs pour qui "beaucoup de fainéantise et peu ou point d'économie" étaient la source de la mendicité, il se fortifia et s'enhardit au point d'oser se construire une cahute adossée au talus du large chemin. Il ne faisait en somme qu'imiter le fermier exploitant les prairies riveraines du ruisseau et du bief. Au fil des années, à coup d'usages temporaires, mais de plus en plus fréquents et prolongés, cet homme avait usurpé la longue bande du commun joignant les deux moulins entre bief et chemin.

Et, admirez l'esprit d'entreprise de notre mendiant, il s'était établi à proximité d'une fondrière généreuse et persistante dont il facilitait ostensiblement le franchissemnt en y plaçant cailloutage et grosses pierres.

Kof Youd, car c'est sous ce sobriquet qu'il fut vite connu, devint avec le temps un connaisseur de farines. Un jour, il se lassa de ne recevoir que du blé noir médiocre d'un certain fermier. Il savait pertinemment que plusieurs des champs de ce paysan aisé produisaient un excellent froment. Au passage suivant du bonhomme Kof Youd poussa la hardiesse au point de demander : "Ma plij, me garfe kaoud 'n tammik bleud gwiniz 'vid chench !"*2

Interloqué, le fermier ne put d'abord que produire un "Biskoas kem'tel !"* étranglé. Mais le bourbier franchi et ses esprits retrouvés, fort courroucé, il lança au cantonnier improvisé : "Ha petra vo dao doc'h kaoud wechad all, glasker boet, bleud kik ?"*3

Kof youd : ventre à bouillie.

Rivières : terrains bordant immédiatement le cours d'eau.

Détreignables : contraints selon le droit banal de fréquenter le moulin du seigneur du lieu.

Moulte : mouture.

Terres froides : terres peu productive, généralement acides.

1 : Que Dieu ait pitié, vous n'auriez pas un peu de farine pour moi ?

2 : S'il vous plaît, j'aimerais avoir un peu de farine de froment pour changer !

Biskoas kem'tel : Jamais autant.

3 : Et qu'est-ce qu'il te faudra une autre fois, mendiant (chercheur de nourriture), de la farine de viande ?