mercredi 28 janvier 2009

Viltansou


Aux dires de certains il existerait chez nous des créatures de la nuit qui affectionneraient les bords des cours d’eau et les endroits humides. Elles prendraient grand plaisir à jouer des tours pendables aux humains incapables de passer leur chemin sans leur prêter attention ; ils sont alors « perdus par les viltansou » : kollet gant ar viltansou. Ces Viltansou seraient une version locale des korrigans et autres lutins.
Yves le Gallo, historien brestois bien connu, proposa à leur sujet l’explication suivante dans « Le clergé et la danse en Basse-Bretagne finistérienne », dans Kreis 5, Etudes sur la Bretagne et les pays celtiques, 1995, p. 177.:

« Lorsqu’ils commentaient leurs peintures allégoriques – les taolennou – les missionnaires prêchaient en breton. Mais ils le faisaient dans une langue truffée de mots français que les auditeurs ne comprenaient pas, comprenaient mal ou détournaient de leur sens. La danse se dit en breton : dans ; les danses : dansou. Lorsque l’orateur sacré lançait l’anathème contre les « viles danses », il disait : (ar) vil dansou. L’oreille de l’auditeur entendait viltansou, que sa cervelle interprétait comme signifiant les lutins nocturnes du mouvement perpétuel. »

Selon nos informateurs, témoins oculaires jurés, ces êtres se manifesteraient de préférence les nuits de clair de lune : al loar vras ha gann a plij d’ar viltansou. Mais il leur arrive d’apparaître aussi par ces journées glauques , quand un brouillard têtu pèse sur la campagne.
Bon, direz-vous, ces soi-disant témoins ont eu la berlue ; ils étaient plus ou moins angoissés par les circonstances particulières et prédisposés aux visions par des souvenirs d’histoires ; et n’avaient-ils pas un peu forcé sur le dernier verre pour la route ? D’autant que ces informateurs sont toujours des piétons isolés qui forcément se sentent un peu vulnérables en pareilles situations.
A noter que les témoignages sont rarissimes depuis que les seuls marcheurs à parcourir la campagne sont maintenant des promeneurs, des randonneurs ; ils ne sont guère confrontés à des heures indues puisqu’ils choisissent les circonstances de leurs sorties .
Et puis quelle chance a-t-on d’apercevoir des Viltansou lorsqu’on s’en tient à la route départementale 38 ou à la communale 3 ? Qui plus est quand on est enfermé avec son portable dans un véhicule automobile rapide équipé d’une sono et d’un éclairage puissant ?

Quoi qu’il en soit, nous vous livrons le dernier témoignage qu’il nous a été donné de recevoir :

Biel avait participé à l’entraide du battage à Kernorman et la dernière journée avait été rude pour achever les travaux. C’était la ferme de sa bonne amie Anna et il en était d’autant plus motivé. Le « koan freilh » (souper de clôture) avait régalé les travailleurs et il s’était, comme de juste, prolongé par une veillée.
Ravi d’être aux côtés d’Anna plus longtemps que de coutume sans trop prêter à commentaires déplacés, Biel avait attendu que les attardés se lèvent pour prendre congé à son tour.
La nuit estivale était bien installée, mais presque blanchie par une lune bientôt pleine.
Cependant, par moment, l’un des nuages qui déambulaient dans le ciel voilait par inadvertance le disque inachevé. Et alors par contraste , la campagne semblait recouverte d’un rideau sombre aussi opaque que soudain.
Biel s’engagea dans le chemin qui le conduirait à ses pénates, sur l’autre versant de la vallée. Mais bien vite, le poids de la journée laborieuse et des ripailles bien arrosées du « peurson » s’abattit sur ses épaules et lui coula du plomb dans les jambes. Il opta pour un raccourci « a dreuz karter » plutôt que de passer par la chaussée du vieux moulin pour franchir le ruisseau ; il gagnerait ainsi pas loin d’une demi-heure. La traversée de quelques champs le conduisit jusqu’à « Foennoc ar Roudouz ».
Il y avait là, couché au travers du ruisseau, un tronc de saule très prisé des chasseurs, pêcheurs et autres habitués des lieux. Un coup de vent dévastateur avait installé cette passerelle vivace et bien commode. Pour l’emprunter on se tenait à ses branches qui poussaient verticalement, celles qui gênaient le glissement des pieds avaient été tranchées à ras par des usagers. Biel y passait souvent, et pour cause !
La prairie était enveloppée dans un voile de brume qui, sans cacher vraiment la végétation ni la topographie, déformait sensiblement leur aspect comme le ferait une vitre grossière. Un léger mouvement d’air était suffisamment actif près du sol pour rompre légèrement mais régulièrement l’immobilité des buissons et des branches basses. L’appel de plusieurs hulottes animait la vallée.
Biel connaissait chaque pouce du terrain et n’était pas incommodé par la visibilité réduite. Cependant, l’ambiance particulière du lieu et du moment commença à aiguiser ses sens. Malgré lui, il se mit à regarder avec plus d’intensité tout en progressant vers le ruisseau ; il perçut bientôt des formes et des mouvements que son cerveau fatigué et embrumé décodait tant bien que mal.
A peine engagé sur le tronc de saule, il se persuada qu’il apercevait une silhouette parmi les broussailles sur l’autre rive ; une forme plutôt humaine quoique de taille réduite, et dotée d’un prolongement qui lui fit penser à un bras faisant le geste d’invitation à rejoindre l’endroit.
Surpris, un peu dérangé, il se dit « Tiens le père Jaouen braconne à cette heure, il veut me montrer quelque chose ? ». Mais aussitôt il pensa que ce vieil homme n’était pas assez imprudent pour fouiner dans un tel lieu quasiment au cœur de la nuit.
La vision demeurait cependant, le geste d’invite aussi insistant …
Alors, brutalement, l’obscurité engloutit le ruisseau.
Tout à sa surprise, son malaise et son interrogation - sans être un froussard, notez-le bien ! -
il en oublia qu’il se trouvait dans une posture délicate ; il rata la prise d’une branche, trébucha et perdit l’équilibre !
L’éclaboussement provoqué par la chute, la fraîcheur de l’eau et l’inconfort général de sa position ramenèrent ses sens et son esprit aux réalités du moment. Quoique peu profond le ruisseau le trempa généreusement ; en effet s’il tomba bien sur ses pieds, ce fut de manière si instable qu’il s’affala aussitôt dans le lit en s’écorchant rudement les paumes aux pierres du fond.
Et la lune éclatante revint en scène comme pour mieux lui faire visualiser sa situation.
Dégoulinant et bientôt transi, il regagna ses pénates au plus court, jurant et pestant, totalement indifférent aux formes et aux mouvements de la végétation à son passage !
- Et c’était qui alors, quand tu as pensé qu’on te faisait signe ?
- Des viltansou, tiens ! Une fois de plus ils m’ont eu !

Bien entendu des mauvaises langues chagrines et dépourvues de poésie s’empresseront de proposer une autre explication à la mésaventure de Biel.

« Maintenant je sais pourquoi on raconte les histoires ; comme ça les gens n’oublient pas qu’ils sont de quelque part, toujours. » Réflexion du garçon aborigène sang-mêlé, héros du film « Australia ».